Recherche et projet – productions spécifiques et apports croisés
ENSAPL – novembre 2016

“Les Unités de Production Fivoises: un processus entre recherche et projet”
Véronique Skorupinski, Violaine Mussault

Recherche et projet – productions spécifiques et apports croisés
ENSAPL – novembre 2016

“Les Unités de Production Fivoises: un processus entre recherche et projet”
Véronique Skorupinski, Violaine Mussault

Le projet intitulé “Les Unités de Production Fivoises” est une démarche d’agriculture urbaine portée par notre collectif d’architectes et de paysagistes, Les Saprophytes, et qui vise à la mise en place d’un réseau d’habitants-producteurs de denrées alimentaires investissant des délaissés urbains du quartier de Fives (Lille, depuis 2014).Considérant la notion de projet dans sa dimension globale et holistique, ce projet-processus décide d’investir un quartier sur le long terme et de tendre à le transformer par l’action collective en croisant actions de terrain, vision de société, démarche itérative et approche systémique du territoire.

Ce projet s’appuie sur:
– la mise en place d’un jardin-ressource en agriculture urbaine,
– la valorisation d’un réseau de fermiers urbains basé sur la transmission et la complémentarité entre les différents acteurs.
– la valorisation d’espaces à investir: interstices urbains de différentes échelles, privés ou publics
– le partage avec les habitants d’une vision globale interrogeant l’urbanisme, l’aménagement du quartier.

Envisager ce projet comme un processus permet d’assumer une part de recherche tout au long de la démarche. Nous proposons de caractériser cette forme de “projet-processus”, d’analyser les relations qu’elle entretient avec la recherche, et d’envisager la manière dont elle fait évoluer la pratique du projet d’architecture et de paysage (autant dans la conception, la construction, que dans son évaluation).

Le processus comme approche systémique
Nous appelons projet-processus une démarche de projet qui questionne le territoire et sa transformation en dépassant les considérations spatiales, pour l’envisager de manière systémique: Si l’enjeu est bien une réflexion sur les espaces et leur aménagement, elle est mise en perspective et englobe des enjeux sociétaux.
Le projet-processus a pour objectif d’assurer une cohérence entre les valeurs productive, relationnelle et culturelle des espaces. Cette cohérence est assurée par une approche collaborative et inclusive, croisant les attentes des différents acteurs du territoire (habitants, usagers, voisins, gestionnaires, techniciens, élus…)

Le processus comme prise de position / hypothèse
Le processus des Unités de Productions Fivoises est issu d’une prise de position pouvant être rapprochée d’une hypothèse. En effet, il s’agissait pour nous, en 2014, d’une forme pionnière de projet, car issue d’une intuition et développée en dehors de toute commande.
Il s’appuie sur la formulation d’une hypothèse de départ qui est confrontée au terrain, mise à l’épreuve des usagers et habitants, pour être «vérifiée », puis amendé. L’hypothèse est que l’agriculture urbaine serait une réponse pour changer la forme d’un quartier et toucher ses habitants car elle permet d’aborder différentes questions de société : l’autonomie alimentaire, l’économie, le lien et le développement social, la citoyenneté, l’écologie, les mutations urbaines. Ce qui est visé est la réappropriation de délaissés urbains en systèmes productifs pour développer une micro-économie basée sur l’échange, et permettant la mise en valeur d’un réseau à l’échelle d’un quartier. Forts d’expériences réalisées localement (à Roubaix notamment), et d’un voyage d’étude mené en 2012 à Montréal et Detroit, nous avons initié et développé un projet d’agriculture urbaine pour le quartier de Fives, où nous sommes installés (ancien quartier industriel de Lille, aujourd’hui en mutation). Ce projet se veut en lien étroit avec les structures locales, les institutions et surtout les habitants du quartier.

Lors de la formulation de cette hypothèse, en 2014, nous insistons sur l’importance de se donner le temps de tester et de prendre le risque de faire des erreurs, sans nous donner de fin prédéfinie. Le concepteur aura ici un rôle d’initiateur du projet, en proposant des usages, des intentions, les habitants et usagers y répondront et prendront ensuite son relais. Cette temporalité longue induit une part d’incertitude liée à la réceptivité du territoire, impossible à maîtriser et anticiper totalement.

Posture de concepteur
Le projet-processus implique un changement de posture : le concepteur n’est plus un expert qui met en place des scénarii d’aménagement validés par les décideurs (et maîtrisés dans leur forme et temporalités) mais il doit composer avec le quartier, ses acteurs, et ses habitants. Il se met dans une posture d’ouverture, d’initiation, d’auto-évaluation et de réceptivité aux effets de sa démarche.
Nous comparons cette démarche à celle d’un d’artisan-chercheur dont la spécificité est d’intervenir dans l’espace public en cultivant une forme nouvelle de conception par l’action.
Les phases classiques du projet sont éclatées, pour mêler de manière fusionnelle la conception (avec l’écriture d’un document-cadre), la réalisation (la mise en oeuvre, le chantier) et l’évaluation (la formulation d’un regard critique et analytique.) Enfin, en tant que concepteurs, nous participons également au projet (au même titre que les autres acteurs prenant part au projet, lorsque nous jardinons ou célébrons une récolte, par exemple.) Cette posture complexe et multiple traduit les questionnements personnels des membres des Saprophytes sur la place et les compétences du concepteur architecte et paysagiste.

Une hypothèse, des expériences
Le processus se déroule en une série “d’expériences collectives situées”, prenant place sur des espaces publics sous formes d’actions concrètes impliquant des habitants, et permettant de tester les idées, suggestions, hypothèses…
Dans le cadre d’une démarche de processus, le projet est articulé, enrichi, amendé par l’action, ce qui permet de poser des repères, des jalons et de construire progressivement le récit de territoire.
Ce sont l’action concrète, le mouvement, qui permettent de dépasser les tensions et obstacles qui peuvent se poser en cours du projet et de supporter la durée, la longueur du processus

Nos actions permettent de traiter en même temps la dimension matérielle (aménagement de l’espace) et immatérielle d’un quartier. Il s’agit de travailler à la fois sur l’espace et le temps qui construisent le site. En effet, le projet mêle la conception d’espace à un programme de rendez-vous envisagés comme des mises en situation : des chantiers participatifs de construction ou de jardinage, des temps forts autour d’un repas partagés sur l’espace public, des fêtes au jardin-ressource, des ateliers de transmission de savoir-faire…. Ces expériences permettent de réaliser des aménagements concrets, mais aussi de fédérer un groupe d’habitants lors de moments de partage. Le retour sur ces expériences à petites échelles permettent d’alimenter des réflexions plus larges et conceptuelles sur le projet.
Ce faisant, les outils classiques du concepteurs d’espace (paysagiste ou architectes) sont dépassés, réinventés pour appréhender le territoire dans sa dimension sensible plus que fonctionnelle. Il ne s’agit pas que l’espace “marche” mais qu’il vive.

Ce qui est visé et attendu est une expérience sociale basée sur la qualité de la relation créée, en résonance avec le postulat d’ “Esthétique Relationnelle” formulé par Nicolas Bourriaud.

Démarche empirique où l’action prévaut
Le projet est articulé, enrichi, amendé par des réalisations concrètes, qui permettent de poser des jalons. Ces réalisations peuvent être considérées comme des prototypes dans une démarche expérimentale, en ce qu’elles entendent servir à tester des hypothèses mais aussi à faire émerger des idées, des dynamiques, à inviter les acteurs locaux (habitants, élus, techniciens).
Le potager en buttes ou la champignonnière sont des exemples de prototypes mis en place dans le cadre du projet Les Unités de Production Fivoises. Le potager est mis en culture en même temps qu’un travail de recherche sur la pollution des sols est lancé (partenariat avec le Labo LCGE de Lille1), sans attendre les résultats pour commencer à le cultiver… De même, la culture de champignons sur marc de café relève de cette posture de recherche incluse dans le projet, les pleurotes sont cultivées avant que les principes d’échanges de production entre fermiers urbains soient mis en place.

Adaptabilité du processus
Cadre initial
Le projet-processus est construit avant tout sur des valeurs fondatrices : proximité, nature, humanisme, pluralité, relation, créativité, indépendance, co-portage du projet avec des habitants partenaires… Ces principes constituent une éthique qui agit comme moteur et référentiel pour le projet. Cette éthique insuffle aux objectifs du projet une dimension sociétale et utopiste.

Le processus se déroule en suivant comme fil directeur des objectifs généraux qui ont été définis à la genèse du projet, dans un “document-cadre” écrit. Ces objectifs principaux ne constituent pas un cahier des charges définitif mais agissent plus comme un socle, une référence commune, ouvrant des portes sur des possibles.
Pour exemple, les objectifs définis initialement pour Les Unités de Productions fivoises sont les suivants : créer un réseau de lieux et d’habitants producteurs, transmettre les pratiques, essaimer la démarche et mettre en débat l’agriculture urbaine, développer une micro-économie locale, donner une place à l’appropriation citoyenne dans le projet urbain d’aménagement du quartier.
Ces objectifs sont façonnés et précisés au cours du processus, qui cherche à inventer les moyens de les poursuivre. Cette liberté d’évolution permet de ne pas rester prisonnier des enjeux et objectifs définis au démarrage du projet mais d’observer ce qui se passe, ce qui se joue dans les interstices et d’y réagir.

La démarche s’adapte selon deux principes : sérendipité et incrémentalisme.

sérendipité
Le processus est ré-adapté tout au long du projet de manière spontanée et intuitive selon un principe assumé de sérendipité, comprise ici comme “l’art de trouver ce qu’on n’a pas cherché, tout en étant prédisposé à l’accueillir.” Le processus est adapté à toute nouvelle opportunité, circonstance, ou appétence de l’équipe du projet (Les Saprophytes et habitants).
Plus que par opportunité foncière ou spatiale, le projet fonctionne par opportunité de rencontre : C’est une échelle relationnelle qui guide le projet comme, par exemple, lorsque nous encourageons une habitante à tester dans son jardin une unité de compostage ouverte aux voisins.

incrémentalisme
Le projet-processus est à considérer comme un exercice permanent de va et vient entre actions et analyse. C’est une démarche au déroulement non linéaire, préférant procéder “petit à petit” plutôt que de suivre une programmation décidée dès le départ. L’évolution du processus se fait par petits changements, parfois subtils, qui se succèdent, et se croisent dans le temps mais toujours issus d’une ré interrogation du projet. Nous nous rapprochons de cette citation de l’architecte Lucien Kroll :
“L’incrémentalisme c’est refuser que la fin soit définie dès le début. C’est décider de chaque étape quand on l’aborde et en regardant en arrière. C’est ne pas figer trop tôt les étapes suivantes et surtout la totalité de l’opération. C’est décider par la participation continue de toutes les informations et de tous les informateurs qui surgissent en cours d’opération.” Lucien Kroll
L’inattendu, l’imprévu, l’aléatoire font intrinsèquement parti du processus.

Concrètement dans le cadre des Unités de Production Fivoises, incrémentalisme et sérendipité se traduisent par la mise en place régulière de temps d’échange et d’évaluation du projet.
Les premières actions mise en oeuvre se concentrent depuis 2015 principalement autour de la mise en place d’un jardin-ressource en agriculture urbaine, d’un cycle annuel d’ateliers de transmission de savoir-faire, d’une champignonnière expérimentale fonctionnant grâce à un système de collecte locale du marc de café urbain. Une démarche de soutien au compostage est également amorcée.
Chaque action réalisée fonctionne comme une expérience. Une ou plusieurs fois par an, ces actions sont analysées afin d’évaluer leur efficacité et celle du processus vis à vis des objectifs poursuivis. Ce suivi réactif et inventif est propre à l’incrémentalisme. Les déductions réalisées se traduisent par la planification des actions suivantes. : Il s’agit d’évaluer le processus passé pour définir la méthode pour sa poursuite (démarche inductive.)
L’évaluation est réalisée lors de temps de travail pouvant prendre différentes formes (retours oraux et informels en petits groupes, réunions d’équipes restreintes ou brainstorming collectifs incluant les participants = forum ouvert)

C’est un principe d’optimisme méthodologique qui nous amène à fusionner l’évaluation des actions passées à la conception des actions futures.
Ainsi, quand nous nous confrontons à un problème, à un échec, plutôt que considérer le constat comme une “butée”, qui mettrait le projet en impasse, il s’agit plutôt d’inverser le raisonnement pour le positiver et en tirer une question prospective afin de dépasser les freins.
Pour prendre un exemple actuel : En 2016, nous questionnons les difficultés à impliquer les habitants dans la vie et la gestion du jardin-ressource. Mais, nous mettons simultanément cette difficulté en regard du succès de certains ateliers “pratiques” (qui proposent l’échange et l’apprentissage de savoir-faire). Ainsi, nous sommes amenés à formuler une hypothèse nouvelle : celle d’un jardin-école recherché avant tout pour l’acquisition de nouveaux savoir-faire (plutôt qu’un jardin-partagé où l’on viendrait cultiver pour soi).
Cette intuition est ensuite vérifiée en réunion avec les intéressés. Le statut et la raison d’être du jardin ressource vont être adaptés.
Ainsi, en évaluant de manière croisée la réussite et l’échec liés à deux actions différentes, nous ne traitons pas chaque question de manière isolée mais de manière systémique.

projet “laboratoire”
En conclusion, il nous semble que le projet-processus “Les Unités de Production Fivoises” peut être considéré comme un projet “laboratoire”, à valeur d’exemple. Les méthodes et approches qui y sont testées à échelle réduite, ont vocation à être montées en généralité et s’appliquer à d’autres démarches, à d’autres sites. Le projet porte en lui intrinsèquement cet objectif d’essaimage.

Ce projet peut aussi être considéré comme “laboratoire” car il invite à une évolution des modes d’intervention sur la ville et le territoire. Se réclamant d’un urbanisme concret, il privilégie l’expérimentation, les essais à échelle micro, et renonce à un dessin issu d’une conceptualisation en amont. Notre projet se vit et se construit par “expériences” et c’est pourquoi nous le considérons comme une “recherche”. En généralisant, il sous tend une nouvelle forme de projet urbain, un urbanisme concret fondé sur le rapport direct au terrain, le test “échelle 1”. La conception se frotte au site et le projet se développe in situ.
Notre démarche de recherche revendique un ancrage fort, une confrontation directe, sensible et entière avec le terrain, compris ici comme une “matière urbaine” (avec toutes ses composantes physiques, humaines, dynamiques…).
C’est le terrain qui oriente un processus d’aménagement qui fera petit à petit “dessin”, partant du site et de l’expérience pour monter en concept, et non l’inverse.
Nous proposons donc d’envisager une évolution des méthodes du projet urbain, basant celui-ci non plus sur l’élaboration de scenarii théoriques qui seront ensuite testés, mais sur la valeur de l’expérience et de l’action. Ici, l’expérience prévaut sur le concept et le dessin, elle nous invite à accepter incertitudes, erreurs, et réévaluations, nécessaires à un processus sur le long terme.
En donnant une place à l’expérience, le projet urbain retrouve une échelle d’intervention locale, micro, et une temporalité de projet en phase avec l’évolution du territoire et la vie des ses usagers.

Ce projet-processus propose ainsi de nouvelles manière de “faire projet” et d’envisager de nouvelles possibilités offertes aux métiers de paysagiste et d’architecte.
Aujourd’hui, se pose pour nous la question de la réceptivité, de la prise en relais par d’autres acteurs (institutionnel, acteurs locaux, citoyens, concepteurs architectes ou paysagistes…).
Cette démarche portée de manière indépendante et autonome par notre collectif n’aura légitimement le statut de “recherche” que si elle est partagée, débattue et diffusée. Si nous poursuivons effectivement cet objectif d’inspirer des changements de pratique, comment accorder à ce projet auto-porté la valeur d’une “recherche” contribuant à nourrir un questionnement sur de nouvelles pratiques de nos métiers, pour que cette démarche trouve un écho dans l’écriture des projets et dans la commande ?

Bibliographie
-“Utopies réalisables” – Yona Friedman – édition L’éclat/Poche – septembre 2015
– “Esthétique relationnelle”, Nicolas Bourriaud, Les presses du réel, 1998
-“Alterachitectures Manifesto” – Collectif sous la direction de Thierry Paquot, Yvette Masson Zanussi, Marco Stathopoulos – Infolio, Eterotopia – Novembre 2012
-“Tout est paysage” – Lucien Kroll – Sens et Tonka éditeurs – 2012
– “Construire autrement” – Patrick Bouchain – Acte Sud – 2006