Sous l’initiative des Saprophytes, un article qui ne fut jamais publié…
date : juin 2022
avec Violaine Mussault, Pascaline Boyron, Véronique Skorupinski, Mélia Delplanque

Les Saprophytes ont souhaité une conversation avec un ami. Philippe Madec, qui a accepté leur demande avec enthousiasme. Enseignant en paysage à Versailles de 1985 à 1996, invité par Michel Corajoud, et à Harvard en 91, 92 & 96, invité par Michæl Van Valkenburgh, il conserve un profond attrait pour le paysage et un solide attachement affectueux envers les paysagistes. En outre les évolutions vers plus de frugalité et de collectif des métiers de concepteurs de l’établissement humain, architectes, paysagistes, ingénieurs ou urbanistes lui apparaissent très révélatrices des changements porteurs de sens en ce début de XXIe siècle. Il est le passionné poseur de questions.

_ Pour bien vous comprendre, pourquoi vous avez choisi la forme du collectif ?

Pascaline : En 2007, Damien Grava — qui fait encore partie des Saprophytes — venait de finir son diplôme d’architecture dans lequel il proposait un projet de culture de champignons en immersion dans un quartier, avec une forte dimension participative. Et suite à ça, il a reçu une autre proposition de projet, un chantier encore plus immersif, et il a dit directement : « oui mais ce genre de projets, ça ne se porte pas tout seul ». Et donc il a fédéré autour de lui un collectif. On se connaissait pas tous·tes, chacun·e a ramené des ami·es et des connaissances qui étaient intéressé·es par l’immersion, le chantier participatif. Au début, ça nous paraissait tellement un pas de côté par rapport à la pratique traditionnelle du métier que c’était rassurant de ne pas être seul·e, de pouvoir tester ça à plusieurs sans nécessairement y mettre une ambition professionnelle.
Violaine : On a eu besoin du collectif parce qu’on voulait essayer d’autres manières de faire. De faire avec des gens, dans la rue, avec moins de moyens, avec de nouveaux outils…

_ Mais pour le faire, vous auriez pu choisir de créer une agence ou un bureau d’études par exemple. Pourquoi, au lieu de ces structures professionnelles traditionnelles, vous avez seulement choisi de vous rapprocher les un·es des autres ?

Véronique : Je pense que ce qui anime l’ensemble de notre parcours, c’est l’envie de partage et de mise en débat, qui a été rendue possible par l’horizontalité du collectif. Une fois ce premier projet fini, on a pris plaisir à continuer à croiser nos points de vue, en particulier pour questionner des problématiques qui étaient parfois formulées de manière hâtive dans une commande.

Violaine : Moi je pense qu’il n’y avait pas de stratégie derrière ça. Ni pour la pluridisciplinarité, ni pour l’envie de travailler sur un pied d’égalité. Ça s’est fait de manière très empirique, très affective, très intuitive, on n’avait pas l’intention de se professionnaliser au démarrage. Nos liens affectifs ont fait perdurer le groupe, et avec le temps, les retours positifs sur ce qu’on faisait nous ont décidé·es à nous professionnaliser.

_ Vous réalisez bien que la question des collectifs émerge avec votre génération ?

Violaine : Oui bien sûr on s’en est rendu compte [rires]. Et aujourd’hui on a souvent des étudiant·es ou de jeunes architectes paysagistes qui nous demandent : « on voudrait faire un collectif, comment on fait ? » C’est une question qui nous laisse pantois, parce que ce n’est pas une finalité en soi de faire un collectif, ni une forme juridique d’ailleurs. Ce qui est une finalité, c’est de défendre un projet qui nécessite d’être plusieurs parce que ça sera plus riche. Ce qui fait collectif, c’est un regroupement de personnes qui partagent des valeurs et qui ont envie de défendre des projets ensemble.

_ Pourtant vous ne pouvez pas échapper à la mise en perspective historique de votre travail, parce que vous n’êtes pas les seul·es à inventer cette façon de faire. Vous changez le rapport à la maîtrise d’ouvrage, à la maîtrise d’œuvre, aux artisan·es, au faire. Peut-être n’avez-vous pas suffisamment de recul ? Néanmoins, vous savez bien ce que vous faites.

Pascaline : C’est vrai que quand on prend un peu de distance, je me dis qu’on a un modèle rare et intéressant. En fait on essaye de faire collectif sur tous les sujets : dans la réflexion, dans la mutualisation des outils mais aussi dans la mise en commun des revenus. Certains projets plutôt militants ne sont pas du tout rentables, mais on peut les faire parce qu’on équilibre avec des prestations plus rémunératrices.

Violaine : Il y a aussi le fait qu’à l’époque où on a fondé les Saprophytes, on n’avait pas envie de travailler pour un patron. On voulait rebattre les cartes des modèles classiques des agences d’architecture et de paysage, un peu descendants, où le patron n’est jamais là… Enfin, sans dresser de caricatures, parce qu’on a chacun·e vécu des expériences riches en agence. Mais on avait envie d’être présent·es à toutes les phases du projet, ce qui implique d’être tous·tes patron·nes et tous·tes faiseur·ses et tous·tes petites mains. Voilà, c’est un peu l’utopie qu’on a encore. Elle nous fatigue mais elle est super.

_ Combien êtes-vous ?

Pascaline : 7 – 8. Il y a aussi des électrons libres qui nous épaulent, des stagiaires souvent. On a deux structures : l’association et depuis 2017, la SCOP. Ça nous a permis de garder notre horizontalité.

_ Pourquoi « les Saprophytes » ?

Véronique : C’est issu du premier projet dont parlait Pascaline tout à l’heure. La mise en place d’une petite production de champignons dans un quartier à Roubaix.

Violaine : Il s’appelait « Saprophytes à l’Alma », parce qu’on faisait pousser des champignons à l’Alma, à Roubaix.

_ Les champignons poussent toujours ?

Violaine : Non, c’était un projet de court terme. Mais on a dû créer une association pour récolter les quelques sous qu’on nous offrait, et voilà. On l’a appelée les Saprophytes.

Véronique : Sans savoir qu’elle aurait une postérité, qu’on serait là 15 ans après.

_ Le plus important dans vos travaux, ce n’est plus la maîtrise d’œuvre, au sens de « concevoir pour effectuer ».

Violaine : C’est plutôt « faire pour concevoir » oui.

Pascaline : Tout à fait. Quand on a créé les Saprophytes, on avait deux constats. D’abord que le métier était fait trop loin du terrain. Derrière nos ordinateurs, on se coupait de toute une partie du territoire, du vivant, des habitant·es, des usager·es. Ensuite que les architectes et les paysagistes dessinent sans savoir vraiment comment c’est construit. On pense que pour bien dessiner et bien concevoir, on ne peut pas être coupé du territoire et du faire. On a voulu apprendre à construire avant de dessiner.

_ Vous êtes à la fois architectes, paysagistes, plasticien·nes, vous fabriquez des choses et vous annoncez une pratique artistique. Où est l’acte artistique dans votre pratique ?

Violaine : On se laisse la possibilité de jouer avec la frontière artistique, sans se revendiquer artistes. On aime bien utiliser l’art pour interpeller, pour poser des questions aux gens en peignant au sol, en faisant des affiches, pour faire du beau aussi… L’esthétique relationnelle nous parle beaucoup : la relation comme un acte artistique fondateur. C’est-à dire aller à la rencontre des personnes, leur parler, créer une relation sur un territoire, à un moment donné, autour d’une question qui a trait à leur environnement, leur quotidien. C’est ce qui me tient le plus à cœur.

Véronique : Oui c’est sûr que le statut d’artiste nous permet une plus grande ouverture. Pendant tout un temps, c’était difficile pour moi de me présenter en tant qu’architecte face à un groupe d’habitant·es, parce que ça met une distance.

Violaine : Après, même si on est on est très différent·es chez les Saprophytes, je pense que cette fibre artistique fait partie de nos personnalités. On ne va pas s’inventer des personnages : on est des créatif·ves, on est des manuel·les. Notre tempérament c’est d’être dans le faire. Et je pense que ça aussi ce n’est pas une stratégie, c’est juste qui on est.

_ Est-ce au moment où vous êtes avec les autres, dans le faire et dans l’échange, qu’une sorte de happening s’opère et que la création émerge ?

Violaine : Oui, ce qu’on appelle la relation c’est cette valeur de l’instant passé dans le faire. Elle se crée autour d’une situation : une construction commune, une discussion, un atelier, une concertation, avec des outils inventés pour l’occasion…

Pascaline : Il y a même une dimension artistique et esthétique dans la manière dont on fait pousser des champignons, que ce soit à l’Alma ou plus récemment à Fives. Comme si l’objectif c’était vraiment d’en faire quelque chose de précieux. On a cogité sur des packagings de champignons pendant des mois, alors qu’on aurait pu se dire : « l’important c’est de produire beaucoup et de vendre du champignon ». La posture c’est qu’on n’est pas des professionnel·les du champignon, mais par contre on peut valoriser un territoire, créer un récit, aider les gens à s’impliquer, mettre en avant leur travail…
Véronique : Damien dirait que la posture d’artiste c’est aussi une question de liberté. C’est vrai qu’elle nous permet d’être plus libres.

_ Les architectes traditionnels ont tendance à considérer que quand on travaille avec des habitant·es, on n’est jamais en mesure de créer librement. Qu’en pensez-vous ?

Violaine : Moi je ne me suis jamais sentie empêchée de concevoir. Non. Faire participer les habitants souvent ça remue, ça déplace, ça nous fait voir les choses différemment. Souvent on apprend. J’adore apprendre grâce à l’expertise d’usage : Toutes ces anecdotes, ces récits du quotidien, ces réactions, ça nous aide davantage à affiner la recette que ça nous contraint.

_ Vous expliquez que dans la parole des habitant·es il y a une épaisseur qui manque au programme, toujours. En outre, vous avez parlé du vivant, est-ce que vous pourriez revenir sur votre travail à cet égard ?

Pascaline : On constate que la ville dysfonctionne parce qu’elle s’est coupée du tissu du vivant : elle s’est fortement artificialisée, jusque dans les relations humaines. Chez nous, cette réflexion est née du besoin humain de reconnection au vivant, mais qui concerne bien plus que les humain·es. Par exemple, on critique beaucoup les images d’architecte qui montrent un immeuble bien opaque et imposant à côté de personnages et d’arbres transparents. Sur ces images, si on n’a pas envie de voir le vivant, on ne le voit pas, alors que nous on veut lui redonner une place centrale.

Violaine : Pour moi, tout ce qui est vivant a un caractère mouvant. Donc dans nos pratiques, on doit travailler avec cette mouvance du collectif, des habitant·es, mais aussi du végétal. On travaille peu avec les animaux mais on les invite parfois dans nos projets, sans nécessairement avoir de grandes compétences. Gilles Clément nous a beaucoup inspiré·es.

_ Est-ce que le paysage, qui ne travaille qu’avec le vivant, a une place singulière dans votre collectif ?

Véronique : Oui, il a une place centrale.

Pascaline : Même si beaucoup sont officiellement architectes chez les Saprophytes, et que nous nous sentons à la croisée de plusieurs disciplines, c’est le paysage qui nous rassemble.

Véronique : Moi je ne me présente pas comme architecte.

_ Pourquoi ne te présentes-tu pas comme « architecte » ? Est-ce parce que ce mot provoque un certain recul, qui n’existe pas pour le mot « paysagiste » ?

Violaine : Oui, je pense que « paysagiste » est plus flou. On utilise le même mot pour désigner un·e jardinier·e et un·e concepteur·rice. D’ailleurs, quand je parle à des habitant·es, je me dis que s’iels me prennent pour une jardinière, ça va instaurer une relation plus horizontale que s’iels me voient comme une cheffe d’agence.

_ Quand mes étudiant·es se projettent, iels se voient davantage comme accompagnateur·rices plutôt que comme maîtres d’œuvre qui signent à chaque fois qu’iels peuvent le faire. Comment est-ce arrivé pour vous ?

Véronique : C’est qu’on ressent le besoin de transmettre des valeurs pour que le projet perdure. Le projet ne peut continuer que s’il y a transmission.

Pascaline : Pour moi, il faut avoir beaucoup fait avant de se mettre à transmettre. En sortant de l’école, on n’avait pas du tout cette posture. Maintenant on a envie de la développer, on cherche à devenir organisme de formation par exemple, mais c’est arrivé au bout de dix ans.

_ Vous changez le sens de la notion d’œuvre. Cette notion de l’œuvre n’aurait plus de sens pour vous ?

Pascaline : Oui, ce n’est pas un mot qui a beaucoup de retentissement parmi nous.

_ Alors du point de vue artistique, il y a quelque chose d’autre qui est plus important pour vous : le faire ensemble, l’acte in situ ?

Mélia : Oui, on a questionné ça il y a dix ans pendant notre diplôme d’architectes avec Véronique. On ne voulait pas juste effectuer un travail, on voulait faire œuvre de manière globale, comme tu dis.

_ Le rapport à la notion de « commande » est aussi remis en question. Est-ce que vous êtes à l’initiative de certains projets ? Est-ce que vous cherchez à gagner des concours comme font les architectes traditionnels ?

Pascaline : C’est sûr qu’on aime bien être à l’initiative de projets, c’est plus engageant, plus impliquant. Mais pour les mêmes raisons, c’est plus difficile de garder de la distance. On ne peut pas faire que ces projets-là sinon on n’aurait plus de vie.

Violaine : La plupart de nos projets sont des commandes mais certaines questions y sont mal posées, d’autres plus ou moins assumées. Parfois on nous dit même : « je n’ai pas vraiment de commande, aidez-moi à la formuler ».

Pascaline : C’est vrai qu’on est beaucoup appelé·es par des gens qui ne savent pas trop. Les Saprophytes c’est bien quand on ne sait pas trop quoi faire mais qu’on se dit qu’il faudrait faire quelque chose.

[rires]

Violaine : Du coup on est parfois dans une sorte de co-programmation, même si ce mot n’est pas trop dans notre jargon !

Véronique : J’aime bien cette situation où on doit décortiquer, découvrir le champ des possibles à partir d’une situation problématique.

Pascaline : Ensuite sur les appels d’offres, on se réserve une grande liberté de choix. On a des critères de sélection très drastiques.

Violaine : La possibilité d’expérimentation joue beaucoup. Si on voit qu’il y a un bel objet d’expérimentation, souvent on y va. Mais c’est sûr qu’il y a des ratés.

_ Y a-t-il chez vous une personne qui est préposée à repenser les programmes ? Ou est-ce ceux·lles qui travaillent sur le projet qui le font ?

Pascaline : Tout le monde le fait, la plupart du temps on essaye de travailler en binôme et chacun·e est en mesure de questionner la commande et de redéfinir le programme si besoin. On ne s’est pas spécialisé·es mais on a des domaines de prédilection, ça permet aussi de répartir les projets.

_ Vous êtes vraiment dans la fabrication collective sur tous les plans.

Véronique : Oui, on met toujours de l’énergie dans le collectif, peut-être moins qu’au début. Mais on a quand même des réunions hebdomadaires.

_ Vous avez construit une structure qui n’en finit pas de se solidifier. On sent bien que le travail vous satisfait, qu’il vous remplit. Quand vous pensez à demain, vous pensez le poursuivre ? Ou est-ce qu’il y a certaines ambitions ou certaines envies auxquelles vous n’êtes pas encore arrivé·es ?

Véronique : Oui c’est sûr que ce qu’on fait peut remplir une vie. Après on est dans une période assez troublée, qui me déstabilise par rapport à ce qu’on a construit. Ça remet en cause beaucoup de mes certitudes.

Pascaline : Moi quand je compare le début à ce qu’on est aujourd’hui, on a beaucoup évolué. Donc il n’y a pas de raison que ça s’arrête. La structure qu’on a créée peut accueillir plein de nouvelles aspirations. Par exemple, il y a la question de l’urbain qui commence à nous intéresser, on est un peu sceptiques sur la durabilité d’une grosse métropole comme Lille. Mais il n’y a pas de projection gravée dans le marbre.

_ C’est une jolie réponse de dire que vous avez inventé une structure qui permet d’accueillir l’avenir. Une manière très joyeuse d’être au monde.

Toutes : Carrément.

Violaine : C’est vrai qu’on a toujours eu beaucoup d’écoute vis-à-vis des envies, des curiosités de chacun·e, parce qu’on n’a pas tous·tes les mêmes intérêts en même temps. On s’est aussi beaucoup formé·es les un·es les autres.

_ Les métiers de bâtisseur·ses sont traditionnellement plutôt machos. Est-ce que la forme du collectif est plus propice au travail de femmes architectes et paysagistes ?

Pascaline : Je ne sais pas si c’est le collectif qui autorise ça parce que j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de collectifs avec une majorité d’hommes, à Superville par exemple.

Violaine : Personnellement, j’ai mis du temps à me rendre compte qu’on avait beaucoup de femmes. Enfin à prendre conscience que ce n’était pas neutre du tout. Ça se sent dans les sujets qui nous tiennent à cœur, dans l’importance de la relation, dans notre travail sur la place des femmes dans l’espace public. Donc oui, c’est fondateur mais encore une fois il n’y a pas eu de stratégie derrière ça.

_ Est-ce que vous vous sentez proches de l’écoféminisme ?

Pascaline : Oui on se sent proches de l’écoféminisme, ça nous parle, on a lu plein de bouquins sur le sujet… Mais je pense que ce qu’il défend pourrait rejoindre plein de causes portées par des minorités. Donc j’élargirais encore plus, parce que je crains que ça nous mette en confrontation avec d’autres groupes alors qu’on a les mêmes luttes. Nous sommes une majorité de femmes et ce sont souvent des femmes qui veulent nous rencontrer, ou travailler avec nous… On s’est dit que malgré nous, on devait dégager une esthétique féminine, quelque chose qui fait qu’on attire les femmes. Alors qu’en fait on préférerait la mixité, on ne veut pas forcément rester entre femmes.

_ C’est très heureux que ça se passe ainsi, et que vous puissiez donner envie à de jeunes étudiantes ou de jeunes architectes de venir vers vous.

Véronique : Oui mais la mixité est quand même idéale. Quand on est au contact des citoyen·nes, c’est bien parce qu’on a de la facilité à toucher les femmes, qui sont moins présentes dans l’espace public. Mais parfois ça restreint les échanges que l’on peut avoir avec les hommes, alors qu’on cherche à construire de nouvelles manières d’habiter les espaces communs avec et pour tout le monde.